Bouquins et culottes sales.
Comme j'ai la flemme de vous faire le compte-rendu systématique de mes dernières vacances à la plage, cette fois ça sera un "court" extrait d'un véritablement court bouquin (avec références à la fin s'il y en a que ça tente). Risquant ma future carrière sur ce photocopillage, j'arrive plus ou moins à me convaincre que je mène une vie profondément dangereuse et trépidante. Comme Patrick Sébastien.
"Tu as la haine.
Ça t'est venu progressivement, c'est
monté comme une mauvaise fièvre. Au début tu as appelé ça
stress. Et puis il a bien fallu te rendre à l'évidence.
Tu n'as jamais autant haï depuis que
tu habites Paris.
La haine déborde, elle écume de toi,
et tu ne sais plus la contenir.
L'évidence t'es tombée dessus un soir
chez ED place Pigalle. Tu avais fait la queue sagement sous les
néons, le dos voûté comme tout le monde devant la caisse dans la
file d'attente, comme dans le métro avant la file d'attente et dans
l'ascenseur au bureau avant le métro et dans la cantine au bureau
après l'ascenseur. Tout le monde est tellement voûté tout le temps
que lorsqu'à la station Anvers tu as vu passer cette grande fille
droite, le menton haut, le sourire aux lèvres, avec ses cheveux qui
flottaient longs sur son dos, tige élancée vers le ciel de Paris,
tu n'as pas pu la lâcher des yeux jusqu'au moment où l'apparition a
été happée par l'escalator métro Pigalle où tu es sortie pour
t'engloutir sous les néons du supermarché ED avant la fermeture. Tu
t'es dit « une provinciale ».
Tu t'es souvenue que tu étais
pareille, six ans auparavant, lorsque tu es arrivée à Paris de ta
Haute-Savoie natale, pays du reblochon, du saucisson, du bronzage en
toute saison, du ski et du racisme populaire. Tu te rappelles comme
tu marchais dressée toi aussi en regardant droit devant toi la ligne
d'horizon au sommet du Parmelan ou du mont Veyrier, les rives du lac
depuis le pont des Amours sur la Balade du Pâquier, les vagues de
touristes en été dans les profondeurs de la vieille ville, depuis
le sommet de la colline où se dresse le château d'Annecy, royaume
des punks, fils d'avocats, de dentistes, de profs et d'agents
immobiliers en rébellion contre la petite société dans laquelle tu
étouffais si bien toi aussi qu'à dix-huit ans, le bac en poche et
en quête d'air libre, tu as pris le train pour Paris, sans savoir
qu'en quittant le lac et les montagnes tu disais aussi adieu à la
ligne d'horizon, au ciel, parce qu'à Paris après six mois on ne
lève plus la tête, on marche voûté comme tout le monde en fuyant
tout contact visuel avec qui que ce soit, un masque de plomb sur le
visage, sinon c'est tous les six mètres qu'on se fait aborder,
taxer, draguer, embobiner, prendre à parti ou agresser.
Les premières semaines à Paris, tu te
sentais une âme de Rastignac prête à conquérir le monde. Après
avoir souscrit pour trente euros une fausse pétition pour les
sourds-muets pakistanais gare Montparnasse, pris un abonnement pour
un magazine fantôme à un démarcheur sur le quai de la ligne 12 à
Marx-Dormoy, poliment signalé à cent vingt-six mecs dans la rue que
non tu n'es pas disponible pour boire un verre, discuter cinq minutes
ou leur tailler une pipe, t'être fait siffler et accoster tant de
fois que tu détournes maintenant les yeux systématiquement dès
qu'un homme accroche son regard, tu as insensiblement commencé à
adopter une démarche d'animal traqué. La paranoïa urbaine s'était
frayé un chemin dans ta conscience et même plus profond que ça,
puisque tu as acquis ces automatismes de Parisienne : prendre le
wagon en tête de train sur la ligne 4 à Barbès pour éviter de
passer par tel couloir de Châtelet-Les-Halles dans lequel ont sait
que se trouve telle bande de mecs qui ne se privent jamais d'une
réflexion graveleuse ou insultante suivant la réaction de la cible
(regard fuyant de soumission ou regard frontal de colère), se
plonger tête baissée dans un magazine dès qu'on entend une voix
s'élever « Mesdames et messieurs désolé de troubler votre
tranquillité mais je n'ai pas mangé depuis trois jours »,
détourner la tête à l'entrée de telle station dans laquelle on ne
peut se résoudre à croiser la mains tendue d'une femme enveloppée
de châles, un bébé dans les bras et un enfant enroulé à ses
pieds.
Tu es rentrée de chez ED avec tes
courses, un sac plastique dans chaque main et ton gros sac en
bandoulière, tu as contemplé la vaisselle empilée depuis lundi
soir dans l'évier, as débité en rondelles une aubergine molle
oubliée dans le bac à légumes depuis la semaine passée ou tu
avais trouvé le courage de faire le marché à Barbès, pressé deux
gousses d'ail, fait tourner le moulin à poivre, allumé le grill et
enfourné le tout en te servant un verre de rhum pur et en te disant
que tu aimerais tuer quelqu'un là, à mains nues, sentir la gorge
résister sous tes doigts tellement crispés que les jointures en
blanchiraient, voir les veines bleues se gonfler sur le cou que tu
serres, sentir le souffle se couper à mesure que s'étoufferaient
les grognements, voir le regard s'affadir, se vider, s'éteindre. Au
moment où tu lâcherais finalement prise le corps s'affalerait mou à
terre, tu t'assiérais un instant ou ramasserais ton sac avant de
claquer la porte, et tu te sentirais mieux.
Mais les nuits s'écrasent sur tes
jours au rythme des klaxons qui t'assaillent dans la rue en bas de
chez toi, tu ne te sens pas mieux et ça fait deux semaines
maintenant que tu n'as pas mis les pieds hors de l'appartement. Tu
manges des pâtes au sel et finis toute la collection de bouteilles
de ton ex. La cave qu'elle avait mis tant de soin à rassembler,
sélectionnant les meilleurs vins au cours de tous les voyages que
vous avez faits ensemble, calculant à l'avance quand et pour quelle
occasion ouvrir telle ou telle bouteille, les laisser vieillir mais
pas trop... Tu t'en fous et tu bois à même le goulot d'incroyables
châteauneuf-du-pape et des rieslings que tu ne prends même pas la
peine de rafraîchir au frigo.
Tu as pensé aller chez la psy, ou
prendre des cours d'autodéfense, et même te procurer une arme. Ton
ex saurait comment faire pour en trouver une, mais elle est partie et
puis de toute façon c'est clair que si tu sors armée tu vas finir
en tôle parce que le premier connard qui t'aborde tu lui tires dans
les couilles, pour le débarrasser une fois pour toutes de ce bout de
viande qu'il a entre les jambes et qui lui tient lieu de cerveau.
La dernière fois que tu es sortie tu
étais avec ta copine Véro, vous alliez danser au Rex. Vous avez
marché rue Notre-Dame-de-Lorette jusqu'aux grands boulevards. Un
connard est venu et à empoigné le bras de Véro en lui disant
bonsoir. Tu as pété un plomb, Véro s'est juste dégagée mais tu
gueulais casse-toi connard, on ne touche pas les femmes sans leur
permission, et le type s'est foutu de ta gueule, regardant la
bouteille de rouge que tu avais à la main, « Mais t'es bourrée
ma pauvre, vas-y gueule encore plus fort », et tu as gueulé
encore plus fort, casse-toi casse-toi casse-toi casse-toi, jusqu'à
ce que ta voix se brise contre tous les carreaux des fenêtres,
jusqu'à ce qu'elle trouve ce cri qui vient de la préhistoire,
feulement de haine et de rage pur, haro d'avant l'hallali. Tu aurais
pu égorger le type, tu as mis dans ton cri toute la rage impuissante
de ne pouvoir tuer, descendre, éliminer, exploser tous ces connards,
tous ceux qui font chier dans la rue, dans le métro, au bureau,
partout ils sont là pour t'accoster, t'emmerder, t'insulter, te
frapper, te faire sentir comme de la merde, te toucher, te prendre de
force, te mater comme si t'étais moins qu'humaine, te mépriser et
te rendre folle, jusqu'au moment ou c'est toi ou eux, jusqu'au moment
où tu finis en taule pour homicide ou à l'hosto pour tentative de
suicide.
Le type s'est écarté et s'est planqué
sous une porte cochère. Il vous prend vraiment pour des connes.
Comme si vous n'aviez rien vu. Comme si vous ne vous doutiez pas
qu'au moment où vous passerez devant lui, il va vous sauter dessus
pour vous faire peur et vous emmerder. Alors vous revenez sur vos pas
et faites un détour par la rue Jean-Baptiste-Pigalle, en faisant
super gaffe au carrefour, des fois qu'il vous attendrait planqué
derrière une caisse. Ça t'es arrivé une fois, tu rentrais d'une
soirée du nouvel an et un type t'a accostée dans la rue à 5 heures
du mat, tu l'as jeté et puis il t'a suivie de loin, se planquant
derrière les voitures garées, accélérant au moment où tu as
composé le code pour rentrer dans l'immeuble, te poussant violemment
par-derrière au moment où tu ouvrais la porte, et tu t'es retrouvée
dans la hall avec lui, coincée entre les deux portes blindées, dans
la case des boîtes aux lettres. Tu as repensé une fraction de
seconde à ta cousine Annie, qui s'est fait serrer comme ça quelques
années plus tôt. C'était se faire trancher la gorge ou écarter
les cuisses. Forcément tu écartes les cuisses dans l'espoir que la
lame ne suivra pas. Le type du nouvel an n'était pas armé et juste
très bourré. Tu t'en es tirée en le frappant au bide, pendant
qu'il essayait de t'arracher ton manteau. Tu t'es précipitée dehors
en criant au secours, mais tu ne savais pas encore que ça ne sert à
rien, que dans ces cas-là il faut crier au feu. Pas au secours.
Sinon tu peux crever tranquille, tout le monde s'en fout."
Voilà, c'était in Insurrections en territoire sexuel, by Wendy Delorme (dont l'autre bouquin intitulé Quatrième génération est aussi pas mal du tout).
Un de ces quatre matins j'arrêterai les bouquins féministes et ma vie en sera transformée. Mais pas la semaine prochaine, car la semaine prochaine il y a la Journée de la femme.
Et pas demain non plus, parce que demain je rentre chez moi avec la perspective de L. m'attendant avec trépignements sur le quai de la gare, dans la plus pure tradition stéréotypale qui voudra également qu'on se tape une salade de museau mémorable sur ledit quai pour ensuite aller faire nos petites affaires, comme on dit chez nous. Par moments, c'est tout de même bon d'être un cliché.
NIAIIIIIIIIISE, peu-t-importe-pas-t-encore, je m'en fiche.
Et on tuera tous les affreux, hantées par les esprits de Lux Interior et Poison Ivy.
Du cuir, des chaînes, moar.
Edit : elles sont cuitasses, les fajitas.
Ecrit par kaleria, le Dimanche 4 Mars 2012, 17:37 dans la rubrique "# Niouzes".