Stealing smth.
"Gabi ne s'en remet pas à la nature qui a infligé trop de mauvais traitements à la région sans réel acharnement, mais en s'acharnant sur nous. Elle a réuni toute une collection d'ombres à paupière, cette Gabi, de mascaras, de fonds de teint et de rouges à lèvres ; de nos jours, il faut être franchement bête et ignorant pour ne pas se vernir les ongles à quatre ans et, si on le fait, c'est parce qu'il y a toujours des femmes qui ont commencé et qu'on veut imiter : il s'agit de ne pas se laisser doubler par nous et notre joyeuse allure. Il y en a toujours d'autres, mais on rechigne à les prendre en compte. Après tout, si l'on va à la crèche, c'est bien pour rester éternellement jeune et que, par la suite, cela se voie toujours. Avant que ne surviennent les devoirs urgent qui nous prennent tellement de temps qu'on n'en a plus, même quand on en a besoin. Loin d'imiter les hirondelles qui, pour leur part, construisent avec application leurs demeures aux vieux murs des étables. Celles-là, elles n'ont vraiment pas volé leur maison, ces pauvres hirondelles si sérieuses qui travaillent d'arrache-pied. Les enfants peuvent aller où ça leur chante, chère madame, et votre fille est déjà presque une sweet sixteen, pour la gendarmerie c'est une affaire parmi tant d'autres, à vrai dire ce n'est pas encore une affaire, attendez encore un ou deux jours, on connaît la chanson, une jeune fugueuse, un entrefilet dans l'édition locale du journal, ça n'intéresse que les habitants de ce village ou des villages voisins. Rien qu'au chef-lieu de district, personne ne connaît le nom de votre fameux bled et là, c'est vous qui voulez en avoir le coeur net ? Savoir où se trouve votre fille ? Ce sont de tout autres calibres qui, pour le restant de l'humanité, échappent dans le plus simple appareil aux appareils photographiques comme aux appareils culturels, par exemple la princesse Caroline et sa dernière-née sortant de l'hôpital de Vöcklabruck. Ils se contentent d'apparaître, source d'ennui ou de plaisir, cela dépend du programme prévu pour eux ; non, je me trompe, c'est toujours du plaisir, hé oui, on fait un truc et on le fait comme il faut dès le début, à deux ou à plusieurs. On sait d'où ils viennent tous, ce sont les enfants du pays, des discothèques de campagne où les fils de menuisiers et les filles qu'il va bien falloir limer enfin, elles aussi, se déshabillent à minuit pour se montrer mutuellement leurs succulents filets de porc bio (élevé sous la mère, pas besoin d'être sur le grill et de rater son coup, vaut mieux se mettre sur la nouvelle moquette beige !) car ils savent ce qu'ils veulent : une vie urbaine, sans avoir besoin d'aller à la ville à cet effet. Il n'y a plus aucune différence en ce qui concerne les distractions, tout est grand et beau partout où il n'y a que nous, rien que nous. Ca nous arrangerait de pouvoir être partout en même temps. Et voilà, vous l'avez à tous les coups, votre plaisir ! Ils se sentent poutant, je ne sais pourquoi, à l'étroit, et veulent partir d'ici le plus vite possible ; où qu'ils atterrissent, ils ne reçoivent rien, les enfants des villages, qu'un autre n'ait déjà aussi. Or elle ne tient à rien, cette exigence justifiée que l'on exprime immanquablement dès que la première mamelle rose, dans la lumière techno et stroboscopique, pousse un sifflement pour s'éteindre aussitôt dans une bouche mouillée. Bang, bang, bang, hurlent les basses. Et les fils des Alpes, bourrés comme des coings jusqu'au trait d'en haut, baissent leurs pantalons à la dernière mode, ils ont déjà atteint la dernière vallée mais pas tout seuls, ils étaient trop mous pour ça, il devait toujours y avoir un inconnu dedans ; les pantalons glissent sur les hanches, ouvre-toi, boucle de ceinture ! Debout ! Où est ton aiguillon, que dis-je, ton dard ! Fais voir ce que t'as là-dessous ! Et d'exhiber leurs queues et leurs tétasses telles que Dieu les a créées, c'est-à-dire pas toujours avec grand soin, ils ont encore été trop nombreux à vouloir s'en acheter dans ce magasin, dans le point de vente d'un gigantesque megashop ! De grâce, Dieu, tu aurais pu nous faire grâce de cette grassouillette de quatorze ans dont les avantages pendouillent déjà comme des sacs pleins de poussière alors qu'elle est rebondie partout ailleurs, aïe, la voilà qui vomit à mes pieds, et celui-là qui vient aussi s'étaler en plein dans le vomi pour repartir aussitôt en voiture, soulagé. A mon avis, Dieu aurait dû faire des heures supplémentaires et créer quelque chose de mieux. Un truc aussi beau qu'une montagne, une vallée, un lion, une Jaguar, un lac et des tonnes de musique pour aller avec, mieux vaut en avoir trop que pas assez, toujours, non, pas ce lac, ne vous parez pas des plumes du paon, ce lac-là, on le doit à quelqu'un d'autre, mais Dieu, si vous m'en croyez, vous auriez pu donner bien plus souvent dans ce genre-là. Quant à ce lac, ce sont les hommes qui l'ont farbriqué, et ceux-là ne me plaisent plus, dit Dieu, après toutes ces années ils ne sont plus à la page, ils n'ont plus la bonne taille ni l'apparence voulue. Je vais m'acheter la dernière revue pour revoir tout ça. En réalité, la différence n'est pas bien grande, je crois avoir vraiment raison sur ce point, pour une fois. Les gens de la ville et de la campagne se rapprochent les uns des autres à une vitesse folle, et déjà, dans certains pays, il n'y a même plus de campagne, ils lisent les mêmes magazines, les gens, et portent tous la même chose, il n'y a que deux boîtes qui produisent cela, bientôt il n'y en aura plus qu'une et elle arrangera bien des noms à ses mesures, que dis-je, elle se les arrogera. Tel est le destin humain, j'ai maintenant oublié quoi, et certains le portent plus tôt que d'autres, en revanche il est plus vite fini ou démodé. En définitive, la seule chose qui compte, c'est toujours l'abondance de belle et bonne viande que l'on jette à tout bout de champ sur les comptoirs des boîtes, faute de pouvoir la manger, que l'on jauge et que l'on juge défavorablement si elle ne correspond pas à nos idées. Même la fabrique de dessous féminins est plus clémente avec nous autres femmes, nos besoins diffèrent de ceux des hommes. Nos corps ont été gonflés à divers endroits par une presse avide de sensations qui fait bon marché des sentiments, lesquels sont le piment des corps, que voulez-vous ? Après, il faut à tout prix prendre un taxi pour rentrer chez soi, tout le monde s'en trouve mieux, surtout le chauffeur."
Tout droit sorti d'un livre (non ?) : Avidité, d'Elfriede Jelinek.
Si je pouvais, je citerais le bouquin en entier. Et les autres bouquins de la même auteur par le menu (s'il vous plaît). Mais je ne peux pas (lisez-en).
Ecrit par kaleria, le Vendredi 28 Août 2009, 07:37 dans la rubrique "# Niouzes".